De 2006 à 2022, Philippe Bertrand a animé l’émission « Carnets de campagne » sur France Inter. Sans relâche, il a mis en lumière des initiatives favorisant le renouveau de l’agriculture, l’économie, la culture… Il a ainsi mis à jour les contours d’un autre modèle de société. Au moment où il passe le relais à Dorothée Barba, nous revenons sur ces seize années de journalisme de solutions.
Comment vous est venue l’idée des « Carnets de campagne » ?
Je n’ai eu aucune intuition. En 2006, la nouvelle direction de France Inter [avec Frédéric Schlesinger, N.D.L.R.] m’informe que je ferai partie de l’équipe de rentrée et me précise : « On a un projet pour toi. C’est un quart d’heure pour faire la transition entre une émission de divertissement très “parisienne” [comme « La Bande originale », N.D.L.R.] jusqu’à 12 h 30 et le traditionnel “Jeu des 1 000 €”. » Je leur réponds que je ne suis pas venu à France Inter pour parler des régions et qu’un quart d’heure, c’est insensé ! Et pour faire quoi ? Comme je n’ai pas eu trop le choix, au bout de quinze jours, j’ai envoyé à la direction une vague idée, en trois points : un lieu, un évènement, une personne. Et évidemment, ils ont accepté.
C’est parti très vite, sans que je sache ce qui allait me tomber sur la tête et que j’allais éviter toutes les fêtes du cornichon et de l’andouillette au profit de groupements coopératifs, de réseaux culturels, d’associations performantes, de l’innovation sociale, de l’intelligence collective. Ce que je ne connaissais pas, ou très mal. Et dont je n’imaginais pas la profusion et la puissance.
Quelles rencontres ou initiatives vous ont le plus marqué ?
Je n’ai pas montré uniquement des projets de l’économie sociale et solidaire, mais ces petites entreprises – TPE ou PME – qui innovent m’intéressent particulièrement. Je pense, par exemple, à ces trois ingénieurs du Territoire de Belfort qui proposent un nouveau concept. Une dalle octogonale constituée de déchets plastiques et de déchets de pales d’éoliennes – car on commence à démanteler les premières éoliennes qui ont 20 ans d’âge et arrivent en fin de course. Dans les pales, il y a du polystyrène, des polymères très difficiles à recycler. Ces dalles ont l’avantage d’être perméables, de remplacer le bitume qui asphyxie les sols, d’être antidérapantes, démontables, donc transposables, sur des parkings, des zones de passage.
C’est peut-être un marché de niche, mais j’applaudis à deux mains. Ces entrepreneurs créent de l’emploi, ils ont une intelligence qu’ils mettent en commun. Une prise de conscience qui conjugue transition écologique et innovation. Mais il y a tellement d’autres secteurs. Je pense notamment à tout ce qui relève du travail manuel, longtemps déconsidéré, alors qu’il exprime une forme d’intelligence.
Ces porteurs de solutions ont-ils changé leur regard sur le monde ?
Pour tous, ce fut une révolution complète. Tous ont la même conclusion. Surtout ceux qui avaient une activité lucrative et ont choisi un autre mode de vie, plus simple mais plus éclairant. « On gagne beaucoup moins bien notre vie, mais on est plus heureux, ça n’a pas de prix », disent-ils en chœur. Et d’ajouter : « Je donne du sens à ma vie, à mon travail. » Les deux vont de pair. C’est une forme d’altruisme. Ce n’est pas calculé.
Cela leur donne-t-il de la force pour surmonter les obstacles ?
Il faudrait regarder au cas par cas – car je ne suis pas un organisme de statistiques ! –, mais sur une échelle de dix ans, et avec les trois mille fiches que j’ai malaxées pour faire le livre Carnets de campagne, ce sont à peu près 80 % de ces initiatives qui tiennent bon. Et environ 20 à 25 % de perte ou de cessation d’activité. Toutefois, depuis mars 2020, on est plus dans le maintien pour certaines, étant donné la crise économique qu’a provoquée la crise sanitaire.
Un secteur en particulier vous paraît-il plus en avance ?
Ils sont tous en retard par rapport aux urgences ! C’est une réponse facile. Mais elle est réaliste. On pourrait dire l’agriculture, mais de quelle agriculture parlons-nous ? Il y a de plus en plus de jeunes qui s’installent, mais ce n’est pas de l’agriculture comme on l’entendait auparavant. On est plus dans des activités paysannes. Ces jeunes agriculteurs n’ont pas attendu qu’on leur flèche le parcours en leur disant : « Ce serait bien de faire du circuit court, de la production locale, de réviser les conditions de travail du sol, si possible le ménager et moins le fracturer. »
Je l’ai vu dans ma campagne bourguignonne avec des trentenaires qui se sont installés. Le premier confinement les a un peu aidés, quand on a considéré que les grandes surfaces étaient des lieux de propagation du virus. Finalement, les gens sont allés voir les petits jeunes qui faisaient des salades. Avant, ils craignaient que ce soit beaucoup plus cher qu’en grande surface. Puis ils ont vu qu’ils étaient sympas. Et qu’ils avaient des légumes de qualité et variés. Puis, juste à côté, d’autres jeunes se sont installés en porc bio. Et il est bon, leur porc ! Et guère plus cher qu’en grande surface. D’un seul coup, ils ont décollé avant de revenir à un équilibre. Ils ont ouvert les vannes d’une production relocalisée de qualité.
Vous évoquez votre Bourgogne natale. Selon vous, le milieu rural est-il un laboratoire privilégié d’initiatives ?
La réponse est très simple : oui. Parce qu’il n’y a rien. Donc tout est à faire, tout est possible. Évidemment, j’exagère ; il y a déjà du potentiel, des réalisations. Et il ne s’agit pas d’opposer milieu urbain et milieu rural. Il y a évidemment des passerelles entre les deux. D’ailleurs, un jeune de banlieue qui s’emmerde, c’est exactement comme un jeune qui s’emmerde au fond d’un village ! Que ce soit contre le mur du cimetière ou en bas des tours, un jeune qui fume des pétards, c’est la même chose ! On n’est pas dans le cliché, la ségrégation, le racisme ordinaire, on est dans l’oubli absolu, l’ignorance absolue.
Comment expliquez-vous qu’il y ait autant d’initiatives locales rurales, que votre émission soit l’une des plus écoutées, et qu’on n’arrive pas à essaimer, au niveau national, un changement de société ? Quel est le chaînon manquant ?
C’est mon coup de gueule. Lorsque j’ai commencé l’émission, j’ai rencontré un ami qui présidait le Conseil national des chambres régionales d’économie sociale et solidaire (les CRESS). Quand il m’a parlé de l’ESS, je ne comprenais pas bien. Il y avait un côté sympathique, mais un peu engoncé, presque ministériel, dans le discours. Puis, j’ai creusé. Si l’on regarde de plus près, dans les 2 500 000 emplois de l’ESS, il y a du temps partiel, beaucoup de femmes exploitées. Il y a aussi toute l’insertion avec certains ESAT (établissements ou services d’aide par le travail) où le personnel en situation de handicap souffre d’un travail à la chaîne et d’une forme de mépris, où l’on constate des rémunérations scandaleuses, une prise en charge du suivi et des retraites qui sont un néant absolu.
Dans l’ESS, j’ai aussi vu des guerres de pouvoir. J’ai côtoyé de nombreux responsables dénotant une ignorance crasse du terrain. Comme n’importe quel représentant cliché d’un haut pouvoir qui, une fois élu, oublie complètement, durant son mandat, ce qui se passe sous ses pieds, qui oublie de penser le pouvoir de façon transversale – un des fondamentaux de l’ESS. On est dans l’entre-soi. Pour moi, ce n’est pas possible : l’ESS, ce n’est pas de l’économie de pauvres pour les pauvres. C’est, comme l’appelait Philippe Frémeaux, une « économie autrement » avec une éthique bien précise sur l’emploi local, sur le partage des valeurs.
Ces initiatives sont souvent portées par des femmes, des hommes qu’on pourrait appeler des Colibris. N’y a-t-il pas chez elles, chez eux à la fois un risque d’épuisement et une vision trop peu politique ?
Au contraire, je trouve que dès le départ, c’est très politique, dans le sens où ces hommes, ces femmes prennent des responsabilités, interviennent dans l’espace public et créent du lien, mobilisent, motivent, suscitent de l’intérêt. Tout ça, c’est la première œuvre politique. C’est le nec plus ultra de la démocratie !
Je suis devenu un militant excessif du local, au niveau des relations, de la communication, de la mobilité, des services, de l’amitié, du respect des autres, car on n’a rien à attendre au-dessus d’un quelconque pouvoir national.
Certes, mais si un gouvernement décide d’installer des solutions peu vertueuses, ces initiatives locales feront pâle figure par rapport à ces décisions, venues d’en haut ?
Elles font déjà pâle figure aujourd’hui. Je suis devenu un militant excessif du local, au niveau des relations, de la communication, de la mobilité, des services, de l’amitié, du respect des autres, car on n’a rien à attendre au-dessus d’un quelconque pouvoir national. Si l’on attend, on aura le pire. Là, je trouve qu’il y a une conscience politique, qui était déjà à l’origine des coopératives, à la fin du XIXe siècle, ou du mouvement associatif, au début du XXe siècle ? Je considère que la seule solution, c’est le local. Certes, les Colibris font des petites vagues qui ne font pas un fleuve. Parfois, ça fait une flaque, voire de l’eau stagnante. Ça ne fera jamais une vague subversive… Mais le faut-il ?
Face à la crise écologique et sociale, on a pourtant besoin d’essaimer un peu plus vite et un peu plus fort…
Je ne sais pas. Je ne suis pas un partisan de l’essaimage, mais je suis un partisan de la duplication. Dupliquer, ça veut dire mobiliser davantage de personnes, qui prennent les choses en main. Je pense à un exemple très intéressant. Au départ, rien de très original. Une jeune femme, aux portes de Rouen, lance le concept d’une épicerie alimentée, gérée et financée par les producteurs locaux. Il n’y a pas d’intermédiaires avec les producteurs. Une part des revenus est mise en réserve pour faire fonctionner cet espace et salarier les personnes qui y travaillent. Aujourd’hui, il y a sept épiceries en France de ce type, car elle a dupliqué le modèle.
Après seize années d’émissions, voyez-vous la jeunesse s’emparer de ces sujets ?
Oui, absolument. À une époque, beaucoup de retraités s’investissaient une fois la vie active passée, à faire du relationnel, de la communication, de l’aide, du social. Aujourd’hui, les exemples les plus frappants que j’ai vus sont issus des écoles de commerce où j’ai rencontré beaucoup d’étudiants qui souhaitent sortir du système compétitif, concurrentiel, hiérarchique, avec tous ses défauts, et qui veulent prendre en main leur destin.
N’y a-t-il pas un risque d’avoir une France coupée en deux avec, d’un côté, des gens qui souhaitent vraiment faire évoluer la société vers plus de justice sociale et écologique, et de l’autre, une majorité qui ne veut pas renoncer à ses habitudes ?
Certainement, mais je pense que cette deuxième tranche de population va s’user. Je ne vois pas d’autre issue. On n’est plus dans l’espoir, mais dans le désespoir. Or, une fois qu’on a atteint le plancher du désespoir, du possible, on ne peut pas aller plus profond. À moins de s’enterrer vivant ? Le phénomène naturel, c’est de remonter. Là, cette population sera peut-être plus facilement gagnée par ce vent de création de réponses, de solutions qu’on fabrique ensemble et qui donnent lieu à une meilleure qualité de vie, plus de partage, plus d’intelligence collective.
BIO EXPRESS
1958 Naissance à Dijon
1985 Intègre une locale de Radio France
1996 Intègre France Inter et coanime « Zinzin » avec Hervé Pauchon
2006-2022 « Carnets de campagne »
2018 Publie Manifeste pour demain. L’économie sociale et solidaire, une voie pour l’avenir (Libre & Solidaire)
POUR ALLER PLUS LOIN
Philippe Bertrand, Carnets de campagne. 700 initiatives citoyennes, positives, locales et engagées, « Guide Tao », Viatao-France Inter, 2022