Dans ses bandes dessinées, Étienne Davodeau croque le réel et met en lumière des alternatives portées par des « héros locaux », comme Richard, le vigneron en biodynamie des Ignorants. « Artiste embarqué » et engagé, il a récemment publié Le Droit du sol. Journal d’un vertige, qui incarne un genre en plein essor : l’enquête dessinée.
Le Droit du sol. Journal d’un vertige raconte votre périple à pied entre la grotte du Pech Merle (Lot) et le site de projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure (Meuse). Pourquoi la marche et pourquoi ces deux sites ?
J’aime beaucoup marcher longtemps. La marche, c’est un des points communs qui relient le sapiens qui a réalisé, il y a 22 000 ans, les très beaux dessins de Pech Merle et celui qui héritera des déchets nucléaires que l’on s’apprête à enterrer à Bure (1). En reliant à pied ces deux lieux emblématiques, distants de 800 kilomètres, je voulais marquer notre connexion à la planète, au sol, à la nature, à notre état biologique de sapiens et de mammifère.
En reliant à pied Pech Merle et Bure, « je voulais marquer notre connexion, au sol, à la nature, à notre état biologique de sapiens ».
Est-ce une forme d’engagement ?
Sans doute un engagement au sens le plus concret du terme, celui qui prend du temps et coûte un peu d’effort et de sueur. Marcher, c’est très agréable, mais il y a aussi des moments difficiles. C’est ce qui fait le sel de ces moments-là. Il ne s’agit pas de le cacher.
C’est également un engagement au sens plus politique du terme, qui interroge sur ce qui impacte nos vies, comme les conséquences des types d’énergie que l’on choisit. Rappelons que la France est le pays le plus nucléarisé du monde. Mon livre questionne cette source d’énergie qui délègue les emmerdements aux générations futures, en leur laissant des tonnes de déchets hautement toxiques sur des durées invraisemblables. Cette question concerne nos vies quotidiennes. Elle nous implique tous, qu’on le veuille ou non. Il s’agit donc bien d’une question politique.
Votre livre met aussi en perspective l’histoire de sapiens, qui chemine de l’art pariétal à l’argent, de la beauté aux poubelles nucléaires…
Les dessins de la grotte du Pech Merle nous imposent un vertige positif, vraiment saisissant. On a la trace, la beauté du geste d’un semblable, un sapiens comme nous. Une distance et une proximité s’y affrontent, c’est très troublant. À Pech Merle se pose la question de la beauté, de sa pérennité, de sa fragilité. Elle s’oppose évidemment au dépotoir infernal et permanent qui se prépare à Bure.
Par ailleurs, la beauté et sa fragilité sont aussi palpables quand on arpente pendant des semaines les paysages du Massif central ou du Morvan, des endroits magnifiques. Se pose alors la question de la transmission. Si on sait maintenant assez bien comment les dessins de Pech Merle, de Lascaux ou de Chauvet ont été réalisés, on ne sait pas encore pourquoi. Le sens du signe, c’est ce que questionne la sémiologue Valérie Brunetière : comment signaler aux gens qui vivront à Bure dans 100 000 ans la présence de ces déchets ? Les mots, la langue ne sont pas assez pérennes pour cela et il faudra sans doute revenir aux signes et donc au dessin.
Pourquoi mettre l’accent sur le nucléaire et pas sur le pétrole ou le gaz ?
Le Droit du sol est sous-titré Journal d’un vertige. Ce vertige associé à la question des déchets nucléaires est indépassable. Les inconvénients du pétrole, on les connaît, ils sont identifiés, on les subit déjà. Le nucléaire, « religion » française a cette dimension vertigineuse liée aux délais invraisemblables qu’il nous impose et qu’il impose à nos descendants. C’est le double maléfique du vertige des dessins du Pech Merle. Le projet Cigéo est un « projet par défaut ». Les déchets sont là et il n’y a pas de solution satisfaisante. On les enterre profondément pour tenter de les oublier. Il y a là-dedans une dimension un peu psychanalytique qui est assez troublante. Tout ça pour fabriquer de l’électricité !
Dans votre périple, vous avez aussi dû voir des éoliennes. Quel regard portez-vous sur ces alternatives au nucléaire qui prennent de la place dans le paysage ?
Les éoliennes, en soi, cela ne veut pas dire grand-chose. Il faut se poser la question de qui les fabrique, les installe et les exploite. Des multinationales, comme souvent ? Près de chez moi, un parc éolien a été créé, entièrement financé par des citoyens et des associations locales. Il n’est absolument pas contesté parce que les éoliennes appartiennent aux gens qui vivent près d’elles. Elles sont issues d’une volonté locale, populaire. Donc ce n’est pas l’objet éolienne qui est en question, c’est son origine.
Par ailleurs, sur le plan formel, je trouve qu’une éolienne est un bel objet, qui a du sens. Mais cette appréciation subjective n’a pas plus de valeur que l’avis de ceux qui les trouvent laides !
Dans vos précédentes bandes dessinées, notamment Les Ignorants et Rural !, vous avez mis en valeur des personnes qui défendent leur territoire. Avec Le Droit du sol, vous valorisez l’itinérance. Comment articulez-vous itinérance et ancrage territorial ?
Fondamentalement, c’est la même chose. Quand on est itinérant, lent, à pied ou à vélo – je ne parle pas de voyages en avion ou en TGV –, on se réapproprie un territoire qui est le nôtre. La surface de la planète, la terre, son sol, sa nature, sa végétation, ses chemins m’appartiennent en tant que sapiens autant que je leur appartiens. C’est la question de l’appartenance, de la dépendance à double sens dont nous parle Marc Dufumier dans Le Droit du sol.
Est-ce aussi un rappel sur le droit à la nationalité française que donne le fait d’être né sur le territoire ?
Le droit du sol, dans son acception classique, c’est effectivement le droit qu’aurait un petit sapiens né, par exemple, en France à devenir français. Donc c’est le droit qu’on aurait sur le sol. Je retourne la question des droits qu’il faudrait peut- être qu’on donne au sol et, par extension, à la nature, à la planète. Ce n’est pas parce qu’on est né quelque part qu’on appartient à cet endroit. Ce n’est pas non plus parce qu’on n’est pas né quelque part qu’on n’y appartient pas. C’est le lien qu’on crée soi-même avec un territoire qui fait qu’on y est légitime.
Les frontières peuvent être utiles pour structurer un territoire. Mais de mon point de vue, elles n’ont de sens qu’en restant poreuses.
Êtes-vous pour une forme d’abolition des frontières ?
C’est une vaste question. Les frontières peuvent être utiles pour structurer un territoire. Mais de mon point de vue, elles n’ont de sens qu’en restant poreuses.
D’où vient votre appétence pour les sujets sociaux et écologiques ?
La question sociale vient sans doute du fait que je suis né dans un monde de militants syndicaux, politiques, associatifs. J’ai raconté cette tranche de vie dans Les Mauvaises Gens. Mais pour la génération de mes parents, désormais octogénaires, l’écologie n’était pas un enjeu. C’est une question qui est arrivée plus tard. On ne peut pas opposer la question sociale et la question écologique. Le débat « fin du mois vs fin du monde » est stérile. Il faut vraiment réfléchir en termes de complémentarité des luttes. Ces questions se fusionnent. On doit aussi y ajouter la question féministe.
L’écologie me porte depuis longtemps. Quand je parle du nucléaire, dans Le Droit du sol, des trois jeunes agriculteurs qui passent leur ferme en bio, dans Rural !, de Richard Leroy, le vigneron en biodynamie des Ignorants, je dessine le portrait de témoins et d’acteurs de changements qui impactent nos vies.
Cela vous semble plus pertinent, plus intéressant de vous appuyer sur la « vraie vie » des gens ?
Les trois agriculteurs de la Ferme du Kozon, dans Rural !, ou Richard Leroy, dans Les Ignorants, produisent du lait, du vin, mais ils font bien plus que ça. Ils nous racontent les évolutions récentes, complexes du monde contemporain. Quand je raconte très concrètement et précisément leurs parcours, je m’appuie sur un socle assez solide. Je n’ai pas la prétention de bien connaître le monde de l’agriculture, du vin ou du nucléaire. En revanche, les personnes dont je raconte la trajectoire, je les connais bien. J’ai passé beaucoup de temps avec elles. Ça me donne une légitimité. C’est une façon de procéder subjective et fiable : ce que je vous raconte, je l’ai vécu. C’est indéniable.
Dans Cher pays de notre enfance, vous revisitez, avec Benoît Collombat, journaliste à France Inter, le passé peu glorieux de la vie politique française. Quel regard portez-vous sur la façon dont le pays est gouverné aujourd’hui ?
Sous un angle strictement politique, je trouve que les choses avancent très très lentement. Je trouve affligeant qu’on se félicite d’avoir une femme Première ministre. Le fait que ce soit un événement dit beaucoup de nous-mêmes, de nos archaïsmes. Je trouve aussi exaspérant d’avoir un président aussi jeune et pourtant si vieux dans ses représentations du monde. Il a 40 ans et aurait pu porter des modèles plus novateurs et plus axés sur le social et l’écologie. Pas seulement à cause de son âge, mais parce que c’est le moment ! Il va falloir attendre un peu.
Donc je regarde un modèle en train de s’effondrer. Dans Cher pays de notre enfance, on explore avec la Cinquième République une partie de l’histoire de France dans son versant le plus sombre, voire le plus sanglant. Et on assiste plus largement aux derniers soubresauts d’un système qui a conditionné nos vies, le capitalisme, et est à l’origine directe de la crise écologique et sociale. Mais je ne suis pas du tout collapsologue. On va au-devant de gros emmerdements et de troubles terribles mais cela en fait aussi une période fascinante, qui appelle un nouveau monde. Si on arrivait à anticiper et organiser le choc qui nous arrive, ce serait mieux. Si on ne décide de pas changer de mode de vie avant de prendre le mur, on va vraiment morfler.
Vous avez fait un court passage en politique en tant que conseiller municipal. Qu’en retirez-vous ?
Avec cette brève expérience, que je n’ai pas pu mener à son terme (2), j’ai vu que ce n’est pas forcément en étant aux manettes de l’exécutif, même à l’échelle locale, qu’on est le plus efficace. Pour l’environnement, par exemple : les éoliennes dont je vous parlais ont été initiées par un groupe de citoyens.
Autre exemple : dans mon village, une épicerie associative s’est créée il y a quinze ans, qui marche formidablement bien. C’est la preuve que des citoyens qui se prennent en main peuvent améliorer de façon très concrète et politique leur vie quotidienne. Le mode associatif, participatif me semble un levier au moins aussi efficace que le mode exécutif. Ce ne sont pas forcément les élections, tous les cinq ans, qui sont la solution.
Il y a quand même des endroits où les élus gardent le pouvoir, avec des prises de décision fortes à la fin…
C’est une question de rapports de force. C’est aussi pour ça que dans mes livres, j’aime bien donner à voir des gens qui se sont pris en main, qui ont changé le mode d’exploitation de leur ferme, qui font du vin en respectant le sol ou qui s’opposent à un site d’enfouissement de déchets nucléaires. Ces gens, avec l’action qu’ils ont entreprise à titre individuel ou collectif, nous proposent des pistes, des chemins pour justement contrer ces pouvoirs. Évidemment, c’est compliqué, c’est un combat, avec des réussites et des échecs. Il ne faut pas enjoliver la chose, mais c’est une bonne façon de remplir une existence humaine.
« Puisqu’on va devoir affronter ces turbulences, essayons de nous documenter. Je ne sais pas si on les passera plus facilement, mais on les passera plus consciemment. »
Pour changer de paradigme, on a besoin de luttes, mais on a aussi besoin de récits… Quelle place pour le récit écologique dans la bande dessinée ?
À ma modeste échelle, mes livres sont des succès de librairie. D’autres aussi, comme Algues vertes. L’histoire interdite d’Inès Léraud et Pierre Van Hove. Ces questions intéressent les lecteurs si on les leur raconte de façon judicieuse. Alors, puisqu’on va devoir affronter ces turbulences, essayons de nous documenter. Je ne sais pas si on les passera plus facilement, mais on les passera plus consciemment. Ce ne sera pas inutile ensuite.
- À Bure, l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) développe un projet Cigéo (centre industriel de stockage géologique) visant à enfouir en couche géologique profonde (500 mètres) les déchets radioactifs de haute activité et à vie longue, produits par l’ensemble des installations nucléaires françaises.
- Avec d’autres conseillers municipaux, Étienne Davodeau a démissionné de son mandat pour protester contre l’intégration de sa commune dans une entité administrative plus vaste, appelée « commune nouvelle », sans que les habitants des villages englobés aient été sérieusement consultés.
BIO EXPRESS
1965 : Naissance dans les Mauges
1992 : Premier album, Les Amis de Saltiel. L’homme qui n’aimait pas les arbres (Dargaud)
2006 et 2007 : Prix France Info de la bande dessinée d’actualité et de reportage pour Les Mauvaises gens. Une histoire de militants (Delcourt), et pour Un homme est mort, écrit avec Kris (Futuropolis)
2008 : Lulu femme nue (Futuropolis) qui sera adapté au cinéma par Sólveig Anspach (César 2015 de la meilleure adaptation)
2011 Le Droit du sol. Journal d’un vertige (Futuropolis)
Entretien à retrouver dans notre dernier numéro, le K63, consacré à la reconnexion à la nature, disponible ici.