Le 14 mai dernier a débuté le 67e Festival de Cannes. Journalistes et spectateurs du monde entier ont les yeux rivés, dix jours durant, sur une pléiade d’êtres humains triés sur le volet, déifiés, gravissant une à une les marches tapissées de rouge, les conduisant au cœur du « palais » du festival. Pourquoi un tel engouement pour un simple festival de cinéma ? Certes, nous vivons dans une société obnubilée par l’image, dans laquelle magazines, télévisions, médias en ligne, glorifient quelques stars plus belles les unes que les autres. Afin de nous faire rêver. De nous divertir. Et de nous vendre des objets. Mais est-ce simplement ce qui pousse tant de personnes à s’intéresser à Cannes ?
Tout est fiction
Dans son essai L’Espèce fabulatrice, paru en 2008, Nancy Huston avançait la thèse suivante : la fiction est une fonction élaborée par l’être humain pour assurer sa survie. Seule espèce consciente de naître et de mourir, elle est en mesure d’appréhender son existence comme une trajectoire constituée d’un début, d’une durée et d’une fin. En d’autres termes, un récit. Effrayé, angoissé par sa propre fin, l’être humain à besoin de construire du sens, de justifier son existence au cœur des mystères qui l’entourent. Religions, États, histoire, il ne cesse d’élaborer des fictions individuelles et collectives qui, lorsqu’elles sont largement partagées, deviennent le socle de ses constructions sociales et culturelles. La tradition orale, picturale, puis le livre (le Verbe de la Bible), ont longtemps tenu une place de choix dans la diffusion de ces récits. L’apparition du roman a accéléré ce phénomène jusqu’à lui donner une place officielle de « fiction » (que l’on oppose généralement aux essais ou autres types d’écrits, ce qui est en réalité tout à fait discutable !). Depuis les années 1930 et encore plus les années 1950, le cinéma a pris une place grandissante dans cette capacité que des êtres humains ont développée de raconter des histoires à des millions d’autres. Et de façonner ainsi leurs imaginaires.
Quel rêve pour demain ?
À bien des égards, ce que nous avons coutume d’appeler le « rêve du progrès » est une fiction qui, par sa capacité à faire rêver une bonne part de l’humanité (et donc à la faire adhérer pleinement à ce récit, au point de participer à le mettre en œuvre) a bouleversé notre humanité toute entière. Et le cinéma a joué un formidable rôle dans sa promotion. Si les stars de cinéma sont si populaires, si nous les portons socialement aux nues – alors qu’elles pourraient être considérées bien moins importantes au regard des services qu’elles rendent que des chirurgiens, des enseignant(e)s, des agriculteurs… – c’est sans doute pour cette raison. Elles incarnent notre nouveau panthéon, notre mythologie moderne, celle dans laquelle nous recherchons du sens à nos existences. Et que nous racontent-elles cette année ? Qu’est-ce que le festival (et ses à-côtés) projette de nos inconscients collectifs ? La luxure de « Welcome to New York » (le buzz parallèle à la sélection), le second biopic sur Yves Saint-Laurent, le premier sur le fabuleux peintre William Turner, une adaptation de Simenon par Mathieu Amalric, la guerre de Bosnie selon Michel Hazanavicius, un nouveau drame social des frères Dardenne, une fresque historique pleine de bons sentiments de Ken Loach, l’insanité cachée d’Hollywood par Cronenberg… Bien entendu, je n’ai pas vu tous ces films, évidemment ils doivent être formidables, bouleversants et font certainement partie des œuvres qui nous aident à sonder l’âme humaine. Mais que nous apportent-ils de neuf, qui nous aide à construire un monde vivable pour tous ?
De nouveaux récits collectifs
Lors des dernières universités de la Terre, Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix 2006 déclarait : « Malheureusement nous n’écrivons pas de fictions sociétales (social-fictions). Si nous l’avions fait, notre monde aurait déjà changé ! Car l’imagination est l’une des choses les plus puissantes. Il faut tourner des films qui imaginent à quoi notre société devrait ressembler. Et alors nous nous dirions : “Faisons le !”. Toutes les choses impossibles ont été accomplies parce que nous les avons voulues intensément, nous les avons imaginées et désirées. C’est ce que cette jeune génération doit faire aujourd’hui. Et alors nous y arriverons ! » Sans doute est-il temps d’élaborer de nouveaux récits collectifs, qui nous donnent la force de construire un monde en équilibre. De décoloniser nos imaginaires de cet univers matérialiste, technologique, financiarisé et américanisé jusqu’à l’extrême. Et de donner corps à nos aspirations les plus élevées. Plutôt que de défouler nos subconscients. Je suis sûr que nous sommes capables d’imaginer un autre avenir que celui que le cinéma apocalyptique qu’Hollywood nous promet. Notre imagination est sans limite. Utilisons-la !
Par Cyril Dion
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Pour aller plus loin, lire God bless the Cinema.
« La belle verte » est un exemple de fiction sociétale mais c’ est pas avec George Clowney 🙂
Totalement en accord avec ce qu’a dit Muhammad Yunus !
Pour des films dans ce genre :
http://www.enquetedesens-lefilm.com
https://www.facebook.com/enquetedesenslefilm
TOUS COPROD :
https://dub126.mail.live.com/default.aspx?id=64855#tid=cmPXrjTa7X4xGQfAAiZMJDTg2&fid=flinbox
Muhammad Yunus dit vrai. Merci pour cet article qui étaye ce que j’ai toujours pensé ; que rien n’était écrit dans le roche, et que le monde n’est qu’une projection de ce que nous voulons vraiment. Sauf que trop souvent nous oublions que nous sommes à la base de cette projection. Nous rêvons, imaginons, écrivons et filmons des univers grandioses, mais ne nous en inspirons peu ou prou. Notre envie de tendre vers ces utopies reste à l’état de rêve, alors qu’il suffit de peu, juste d’y croire, pour rendre tout cela possible.
Certains s’y attèlent déjà de part le monde, mais le plus dur sera sans doute de trouver un terrain d’entente à toutes les formes d’imaginations possibles… L’avenir post-apocalypthique Holywoodien avait au moins l’avantage de remettre tout le monde au même niveau. Maigre avantage cela dit.
Tout à fait d’accord! Des fictions sociétales qui vont dans ce sens sont éditées par Seepia, « Les enfants du siècle » notamment…
Le site des éditions: http://www.seepia.net
« Sans doute est-il temps d’élaborer de nouveaux récits collectifs, qui nous donnent la force de construire un monde en équilibre. » Cyril Dion n’est pas au courant que ça faire des décennies que des centaines de cinéastes s’y emploient ? Apparemment non. Or, ce n’est pas en étant un ignare qu’il inventera quoi que ce soit de nouveau.