Jeanne Burgart Goutal enseigne la philosophie et le yoga. Dans son ouvrage, Être écoféministe, elle montre qu’au-delà d’une apparente hétérogénéité, les écoféministes du monde entier sont reliées par la lutte contre toute forme d’oppression et l’idéal d’un monde plus juste, où chaque être vivrait dans un environnement social et naturel sain, connecté à ses émotions.
Être écoféministe, est-ce l’addition d’un engagement écologiste et d’un engagement féministe ?
Cela va plus loin que cela. Le point commun de toutes les luttes et de toutes les pensées éco-féministes, c’est de se placer à l’articulation de l’écologie et du féminisme. Ainsi l’écoféminisme élargit l’horizon du féminisme. Françoise d’Eaubonne, une pionnière de cette pensée, expliquait que le féminisme ne pouvait plus se contenter d’être un mouvement de femmes qui luttent pour l’égalité des sexes. Parce que notre système crée des oppressions croisées : de genre, mais aussi de classe, de race, des pays du Nord sur les pays du Sud, des humains sur le reste du vivant. Pour les écoféministes, ces dominations ne sont pas séparées ou indépendantes. Elles se renforcent mutuellement. Et créent des enjeux de vie ou de mort. L’écoféminisme est un nouvel humanisme.
Pourquoi associer pression sur les femmes et pression sur la nature ?
Si l’on schématise, le lien se fait de trois façons. D’abord, il existe une injustice environnementale entre les sexes. Les dégradations de l’environnement touchent les femmes plus gravement. Les chiffres sont impressionnants. Les femmes sont plus vulnérables face à une catastrophe naturelle ou à la construction d’une usine polluante. Lors d’un cyclone ou d’un tremblement de terre, les victimes sont majoritairement des femmes. Parce qu’elles ont moins accès au travail rémunéré, qu’elles sont plus pauvres, elles choisissent moins où elles habitent et ce qu’elles mangent. À l’échelle mondiale, 2 % des terres seulement appartiennent aux femmes. Seuls 10 % des revenus mondiaux qui circulent sont détenus par des femmes. La pauvreté a un visage de femme. Elles sont donc en première ligne. La philosophe et militante écoféministe indienne Vandana Shiva montre comment le « mal-développement » des pays du Sud, c’est-à-dire les modèles capitalistes de modernisation de l’agriculture, d’appropriation des terres et du vivant, d’urbanisation accélérée et d’industrialisation, dégradent la condition des femmes qui sont traditionnellement censées nourrir leurs familles avec une agriculture vivrière. L’écologie est une question féministe : c’est ce qu’exprime bien le slogan « Premières impactées, premières mobilisées ».
Le deuxième lien est opéré par l’analyse du « capitalisme patriarcal ». Outre les formes d’exploitation liées à la structure néo-colonialiste de l’économie mondiale, que dénonce l’écoféminisme aux côtés des autres pensées décoloniales, la productivité du système capitaliste repose aussi sur un fondement moins connu, souvent « impensé » : l’exploitation de la nature et des femmes en tant que productrices. Le capitalisme n’est possible que grâce au travail de croissance et d’autorégénération de la nature. Et au travail domestique et parental effectué gratuitement par les femmes. Pourtant, libéraux comme marxistes n’ont jamais réfléchi qu’au travail salarié : un aveuglement total vis-à-vis du rôle de la nature et des femmes. Le capitalisme utilise, invisibilise et déconsidère en même temps leurs productions. Le troisième lien est plus abstrait. Dans l’imaginaire occidental moderne, dans les romans, les récits religieux, les films et mythes, la femme est souvent associée symboliquement à la nature. Les femmes sont rapprochées de la Terre, de la Lune, des émotions. Tandis que l’homme incarne la raison. Alors, rejeter notre animalité, et donc notre mortalité, implique de rejeter les femmes.
Sur quels combats se mobilisent les écoféministes ?
En Europe, elles se mobilisent beaucoup contre le nucléaire, contre les problèmes de santé liés à l’environnement, pour la sécurité alimentaire. Ailleurs dans le monde, des collectifs de femmes s’opposent à l’extractivisme minier, à l’artificialisation de l’agriculture, au brevetage des semences et du vivant. De manière plus diffuse, en Occident, beaucoup de femmes portent actuellement un mouvement de recherche d’alternatives au modèle de la croissance infinie, de la technologie sans limites et du capitalisme à tous crins. Elles impulsent des mouvements de décroissance, de retour à la terre. Les agronomes montrent que beaucoup de nouvelles exploitations en agriculture biologique sont l’initiative de femmes.
À quoi ressemblerait une société écoféministe ?
L’horizon écoféministe, ce sont des petites communautés mixtes, autogérées, autosuffisantes, qui mettraient l’accent sur l’égalité entre femmes et hommes et la préservation de la nature. Un peu comme des écolieux. L’organisation y serait très horizontale, le pouvoir décentralisé.
Pour commencer à bousculer la société actuelle, la militante américaine écoféministe Starhawk propose une image simple et radicale. Elle remarque que la plupart des organisations dans lesquelles on vit – l’État, l’école, l’entreprise, la famille parfois – sont construites sur le modèle d’une pyramide qui hiérarchise. Elle propose qu’on travaille à remplacer chaque pyramide que l’on perçoit (dans un bâtiment, un organigramme, des relations) par un cercle. Un cercle d’hommes et de femmes, de différentes espèces vivantes.
Déjà, chacun, de sa place, peut tenter des petits pas. Par exemple, moi qui suis enseignante et qui ai des affinités avec les valeurs écoféministes, j’ai déjoué des résistances pour créer un jardin potager dans mon ancien lycée. J’ai banni les tablettes numériques de ma classe. J’essaie de changer peu à peu ma manière d’enseigner : faire étudier plus de femmes autrices et davantage de pensées non-occidentales, changer mon système de notation pour cesser de mettre les élèves en compétition, rééquilibrer le travail que je leur demande : pas seulement du travail écrit, individuel, fait à la maison, qui favorise les enfants des familles bourgeoises. Je propose davantage de travail de groupe, à l’oral.
Quelles idées réjouissantes apporte l’écoféminisme ?
Une image marque fortement les imaginaires actuellement : la figure de la sorcière. Avant cela, même pour moi, ce qui faisait la valeur d’une pensée, c’était sa rigueur théorique. La figure de la sorcière nous amène vers quelque chose de complètement différent : fiction et réalité se mélangent. Cela permet aux jeunes filles de s’identifier à un modèle féminin plus émancipateur que la plupart des images populaires. À l’école, on associe les personnes puissantes à des ministres, des guerriers, des chefs d’entreprise. La sorcière montre la voie d’une femme puissante, dont le savoir et le pouvoir sont très différents de l’image du scientifique en blouse blanche dans un laboratoire. Cet attrait pour la sorcière permet à plein de jeunes femmes de commencer à s’intéresser aux plantes, à la nature, aux savoirs traditionnels. Elles se rendent ainsi moins dépendantes du système industriel et deviennent plus autonomes concernant leur santé, leur alimentation. Cette vision apporte aussi une relecture de l’histoire. Selon les historiennes écoféministes, la chasse aux sorcières, c’était finalement la mise à mort de savoirs traditionnels, de rapports plus autonomes à la nature, pour instaurer un monopole de la science et de l’industrie, qui est questionné, désormais.
Les écoféministes proposent aussi de cesser de penser le monde en termes de dualités : corps/esprit, intellect/émotion, homme/femme, humain/nature. Parce que cela découpe et hiérarchise le monde. Ainsi, elles développent l’idée que la spiritualité, l’intuition ne sont pas les ennemis de la rationalité, de l’objectivité, ni de la maîtrise technique. On n’a plus besoin de croire que pour réfléchir, apprendre, diriger, on devrait se couper de nos sentiments et de notre empathie.
Quelles sont les limites du mouvement ?
Les idéaux écoféministes sont radicaux, révolutionnaires. Le mouvement veut lutter contre toutes les formes d’oppression imbriquées. Le passage à la pratique est donc compliqué. Et historiquement, l’écoféminisme est resté un mouvement marginal et d’opposition, qui n’est pas rentré dans une logique partisane. Pour certain·es, c’est aussi une qualité. L’autre limite, c’est que les membres des collectifs écoféministes européens sont majoritairement blanches, diplômées et issues de classes moyennes et supérieures. Mais au moins, elles font connaître les luttes environnementales menées par des femmes de quartiers populaires ou ruraux, de pays du Sud, pour sortir du récit dominant, dont les héros restent souvent des hommes blancs.
Les hommes ont-ils leur place dans le mouvement ?
Rappelez-vous que le but des écoféministes est de briser les schémas dualistes. Pour elles, il ne s’agit donc pas du tout de dire : « On veut que les femmes deviennent comme des hommes. » Ni de prétendre qu’il y a une essence masculine et une autre féminine et qu’il suffirait de renverser la domination pour que les femmes, qui vaudraient mieux que les hommes, dominent. Pas du tout. Elles développent l’idée que pour être complètement humaine, une personne a autant besoin d’intellect que d’émotions, de compétitivité que de solidarité, d’élan d’action que d’observation et d’écoute. Il faut les deux. Voilà pourquoi équilibrer ses polarités est aussi important pour les écoféministes, via le yoga ou le qi gong ou l’art, par exemple. L’écoféminisme parle donc aussi aux hommes. D’ailleurs, des idées écoféministes ont été développées par des hommes, souvent des auteurs liés au mouvement hippie.
Concrètement, dans les collectifs écoféministes, les hommes sont rares. Ils sont pourtant conviés, mais ils ne semblent pas être intéressés ou ne pas se sentir concernés. Pourtant, dans une société écoféministe, le rôle des hommes est essentiel. Les éco-féministes les invitent à renouer avec leur sensibilité, leur corps, avec des possibilités d’être que le patriarcat a étouffées : prendre soin des autres et du foyer, câliner leurs enfants, être doux et aimants. Pour les écoféministes, l’exploitation de la Terre et des êtres par le « patriarcapitalisme » serait aussi liée au fait que beaucoup d’hommes auraient été déconnectés de leurs émotions et du vivant. Ce que les hommes ont à y gagner, c’est la satisfaction de vivre dans un monde plus juste.
Article à retrouver dans notre K55, consacré à l’écoféminisme.
BIO EXPRESS
1983
Naissance à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine)
2002
Intègre l’École normale supérieure
2005
Agrégée de philosophie
2012
Découvre le yoga et l’écoféminisme
2020
Être écoféministe. Théories et pratiques (L’Échappée)
Pour aller plus loin
- Jeanne Burgart Goutal, Être écoféministe : théories et pratiques, L’Échappée, 2020
- Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Cambourakis, 2019
- Françoise d’Eaubonne, Le féminisme ou la mort, Le passager clandestin, 2020 (rééd.)