Le livre est-il écolo ?

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    À la fois « œuvre de l’esprit » et produit commercial, objet industriel et artisanal, le livre est principalement composé de matière première végétale. Sur le papier – et sans jeu de mots –, il semble vertueux écologiquement. Mais à y regarder de plus près, est-ce bien le cas ? Quelles sont les pratiques et marges de progression possibles pour éditer et lire à moindre impact ? (Mis à jour le 06/09/2022)

     « Vieux combattant » dans un monde numérisé, la force symbolique du livre, son rôle de vecteur d’idées et de savoirs, de propulseur d’imaginaires, en font un objet souvent sacralisé – à défaut d’être considéré comme « bien de première nécessité. » Sa valeur dépasse celle d’une simple marchandise. « Parler d’écologie du livre, c’est aussi tenir compte de sa dimension sociale, de sa valeur immatérielle », pointe d’emblée Thomas Bout, éditeur fondateur de Rue de l’échiquier. Une position unanimement partagée dans le monde de l’édition.

    Mais le livre est devenu au cours du xxe siècle un objet de grande consommation. Premier bien culturel vendu en France, il a passé la barre du demi-milliard d’ouvrages imprimés en 2018, une tendance confirmée en 2019. La question du coût écologique de sa fabrication et de sa diffusion est donc légitime. En y consacrant, pour partie, un manifeste, l’Association pour l’écologie du livre a jeté au printemps 2020 un pavé dans la mare littéraire. « En France, nous n’avons pas l’habitude de questionner la filière édition sur des questions environnementales », indique tout de go Daniel Vallauri, en charge du programme Biodiversité des forêts pour le WWF France3. Quand l’ONG s’est penchée en 2018 sur les pratiques de fabrication des livres jeunesse en France (le secteur fait largement appel à l’Asie), seul un groupe d’édition sur les dix sollicités a répondu. Ambiance.

    Pour donner vie à un livre, il faut le créer, l’éditer, le fabriquer, puis le distribuer. Selon le rapport du Shift Project « Décarbonons la culture! », publié en 2021, La production et la commercialisation d’un livre représentent environ 1,8 kgCO2e par exemplaire, dans le cas d’un ouvrage acheté en librairie de centre-ville. La production (fabrication, transport) représente environ 40% des émissions; l’activité d’édition, de diffusion et de distribution représente autour de 20% des émissions; la librairie représente un peu moins de 30% des émissions; enfin, les déplacements des clients vers la librairie représentent plus de 10% des émissions moyennes par livre.

    Au sommet de cette chaîne, les auteur.e.s sont-ils attentifs à l’impact environnemental de leurs ouvrages ? La puissante J.K. Rowling, pionnière, impose contractuellement depuis 2008 que sa saga Harry Potter soit imprimée sur papier labellisé. À une autre échelle, Olivier Razemon, journaliste et essayiste, souligne l’évidence de cette préoccupation : « Je fais confiance à mon éditeur [Rue de l’échiquier, N.D.L.R.] en pointe sur le sujet, pour résoudre au mieux cette difficile équation. Je m’astreins aussi à ne publier que quand j’estime avoir quelque chose à dire… » Mais la plupart des auteurs questionnés avouent ne pas vraiment se poser la question.

    Des papiers globe-trotteurs au numérique… pas fantastique

    « L’édition, c’est 7 % de la consommation de papier en France, le reste sert aux emballages, à l’hygiène… C’est peu, mais pédagogiquement, cette production se doit d’être exemplaire », estime Daniel Vallauri. C’est en se penchant sur la santé des forêts du monde que le WWF a remonté la filière et enquêté sur les pratiques de l’édition. Il serait injuste de prétendre que les grands groupes de l’édition hexagonale ne font pas d’efforts. Hachette calcule et indique le bilan carbone de ses publications. Editis imprime sur papier certifié FSC. Pour le Shift Project, la prochaine étape serait de rendre obligatoire la déclaration volontaire qui indique les impacts sur la pollution de l’air, de l’eau, les émissions de GES, la consommation d’énergie lors du processus de fabrication, comme ce qui existe déjà avec le « Paper Profile », mais qui n’est pas assez lisible selon le Shift Project.

    Selon Pascal Lenoir, président de la commission Environnement et fabrication du Syndicat national de l’édition (SNE), « 95 % du papier choisi par l’édition française est certifié FSC ou PEFC. » Ces deux labels1 garantissent une gestion durable et raisonnée des ressources forestières, tout en offrant un papier de qualité. Ils sont un repère positif dans une réalité papetière ultra-complexe, car 100 % mondialisée. Saviez-vous que même garanti « made in France », notre papier est issu de fibres de bois venant souvent de loin2 ? Au gré des cours et des disponibilités, elles se mélangent dans la pâte importée servant à le fabriquer. *

    Mais relocaliser – ne serait-ce qu’une partie du circuit de fabrication – demanderait d’investir dans un outil de production (imprimeries, papetiers) hexagonal exsangue, sur fond de crise aiguë de la presse. Depuis 2007, plus du tiers des imprimeries françaises ainsi que l’unique fabricant de papier recyclé hexagonal ont fermé et l’hécatombe se poursuit.  Sur l’ensemble de la production éditoriale française, seuls 1% des ouvrages étaient imprimés sur papier recyclé en 2017, d’après les chiffres du Syndicat national de l’édition (SNE). Un vrai problème, alors que pour l’expert du WWF, l’objectif devrait être de privilégier le papier recyclé une conclusion partagée par l’étude menée dès 2011 par la maison d’édition Terre Vivante, exposant l’analyse de cycle de vie (ACV) de ses ouvrages.

    Pour autant, comme la rappelle le Shift Project, le recyclage ou ou la relocalisation de la production n’ont pas d’impact significatif sur les émissions de Gaz à Effet de Serre de la chaîne du livre. Utiliser du papier certifié, issu de forêts gérées durablement, est une mesure qui réduira les impacts sur la biodiversité, et n’a d’effet que marginal sur les émissions de GES. Recycler les ouvrages pilonnés répond à un enjeu de gaspillage des ressources, mais ne réduit en rien la question de la consommation d’énergie.

    Pour limiter la casse, faudrait-il miser sur les éditions électroniques (8 % des ventes) ? Mauvaise pioche ! « Les datas centers qui hébergent les contenus sont énergivores et les appareils sollicitent l’extraction de métaux rares et au moment du recyclage, on ne sait que faire de certains composants indissociables qui finissent par être enfouis », énumère Pascal Lenoir [lire à ce sujet le numéro spécial Kaizen-Zenika, « Numérique responsable. L’informatique peut-elle être écologique ? », décembre 2020.]. Selon l’étude BASIC « Un livre français », il faudrait utiliser sa liseuse vingt ans, à raison d’une douzaine de livres par an, pour en amortir le coût écologique. Un mirage quand on connaît l’obsolescence programmée de ce genre d’appareils.

    Le Shift Project suggère plutôt dans son rapport d’allonger la durée de vie d’un objet-livre par diverses mesures : en favorisant la solidité du livre, plutôt que l’aspect esthétique, lors de son impression, ou en interdisant l’ajout d’étiquettes qui entraînent la destruction des invendus (grandes surfaces spécialisées).

    Les éditeurs se mettent au vert

    Au milieu de ce sombre tableau, quelques lumières s’allument. Ainsi, le Collectif des éditeurs écolo-compatibles s’est engagé à imprimer 80 % de ses ouvrages à moins de 800 kilomètres de leur principal lieu de stockage sur papiers recyclés ou certifiés. Plume de carotte à Toulouse, La Plage à Paris, Yves Michel à Gap… et d’autres expérimentent ce fonctionnement. « Nous chiffrons le surcoût entre 10 à 20 % et après onze ans d’existence, Rue de l’échiquier est à l’équilibre financièrement. Il est possible de fonctionner en accord avec ses valeurs », démontre Thomas Bout. Des valeurs qui gagnent peu à peu les consciences, si l’on se fie à la fertilité éditoriale du rayon écologie des librairies, « qui intéresse un nombre croissant de lecteurs », relève Nicolas, libraire aux Guetteurs de Vent à Paris.

    D’un point de vue éditorial, c’est un fait : depuis dix ans, le livre s’est mis au vert. Théories de l’effondrement, manuels zéro déchet, odes à la permaculture… une quantité exponentielle d’essayistes, de romancier.e.s, de scientifiques signent des manuscrits à thématique écolo. Et de façon générale, la vitalité éditoriale si chère à notre pays semble loin de s’essouffler, à en croire le demi-millier de parutions aligné à la dernière rentrée littéraire… Comme le souligne le rapport du Shift Project, un nouveau livre est publié toutes les 8 minutes. Mais seuls quelques best-sellers raflent l’écrasante majorité des ventes. Ce qui pose un autre problème : celui de la surproduction, à flux tendu. Pour Thomas Bout, c’est ici que le bât blesse le plus : « On inonde les rayons de quelques titres pour leur offrir une visibilité, sans se préoccuper du bien-fondé de telles pratiques et de leur impact sur la planète ». La jungle éditoriale est cruelle : plus d’un livre imprimé sur quatre sera retourné aux distributeurs par les libraires, qui croulent sous la quantité.

    Organiser la « réincarnation » du livre

    Cette amère réalité pèse par tonnes dans la balance carbone du livre, en raison du transport. Les ouvrages ont une vie de nomades, baladés d’abord de l’imprimeur à l’entrepôt de stockage, puis à la librairie (quand ils ne transitent pas par d’autres plateformes logistiques). Pour un quart d’entre eux donc, cet aller est doublé d’un retour à l’envoyeur… Selon les chiffres du SNE (2021), en moyenne sur les 3 dernières années, 21% des livres produits et distribués en France font l’objet d’un retour. L’éditeur a alors la possibilité d’opter pour le recyclage ou le tri des ouvrages vendables, qui lui est facturé, ou la destruction.

    Voilà qu’est posée LA question taboue : le pilon. Si cette destruction d’ouvrages est en réduction depuis quelque temps, elle concerne 13,2% des livres produits chaque année, soit 60 000 000 exemplaires . Une situation délicate, qui navre la plupart des acteurs du monde du livre, pris dans la nasse d’une industrie dont ils ont collectivement perdu le contrôle. En mai 2020, alors que les librairies avaient, déjà, dû baisser leur rideau et que la moitié de l’humanité vivait son premier confinement, paraissait dans Le Monde, une tribune rassemblant éditeurs indépendants et libraires. Dénonçant « un système qui a dérapé il y a longtemps », ils proposent notamment une taxe sur le pilon dont les fonds pourraient servir à rémunérer les auteurs en dédicace. « Aucune industrie ne produit 25 % de surplus pour le jeter ensuite, sauf en alimentaire », regrette Daniel Vallauri.

    Pour le Shift Project et le SNE, qui a publié en 2021 une charte environnementale de l’édition de livres, il est primordial de lutter contre la « surpublication ».  Le Shift Project suggère par exemple le développement de l’impression à la commande, qui consiste à imprimer à l’unité un livre non disponible en stock, lorsqu’une commande est réalisée par un point de vente. Autre proposition : Intégrer la possibilité de louer ou revendre un livre d’occasion, dans la chaîne de valeur économique, de manière à générer des revenus pour les auteurs, éditeurs et libraires. « L’ampleur du défi climatique nécessitera cependant, au-delà des éco-gestes et des solutions techniques et organisationnelles, un changement profond des modes de production et de distribution des livres, pour pérenniser la circulation des œuvres et des idées dans un monde décarboné », résume le rapport.

    Preuve que les mentalités évoluent, en plus des traditionnelles bibliothèques, de nouvelles initiatives circulaires se multiplient comme les boîtes à livres, et des services de collecte solidaire tels que ceux proposés par RecycLivre. Mais s’ils peuvent avoir plusieurs vies, « comme les hommes, les livres meurent », note malicieusement l’expert du WWF. Guides de voyage et encyclopédies obsolètes, scolaires déprogrammés, ouvrages en voie de dislocation ne trouveront plus lecteurs… Mais n’étant toujours pas considérés comme un déchet par la loi, le secteur n’a aucune contrainte quant au financement et à l’organisation d’une filière recyclage dédiée.

    En l’absence de consignes claires, direction la poubelle jaune ? Mieux que rien, mais « sans distinction faite entre cartons gris et papiers de qualité, elle ne permet pas la précieuse transformation en papier graphique », regrette Daniel Vallauri. Votre vieille encyclopédie finira donc probablement en boîte à chaussures, voire en essuie-tout. Les lecteurs peuvent-ils faire bouger les choses ? Comme l’écologie, la chaîne du livre révèle de multiples interdépendances et responsabilités. Si les éditeurs en détiennent la plupart des clés, leur conduite est aussi influencée par leurs clients : les lecteurs. À eux donc d’exiger qualité, traçabilité et cohérence dans leurs achats. Comme l’a rappelé la mobilisation autour de leur fermeture à l’automne, ordonnée durant le reconfinement, à eux aussi de privilégier libraires indépendants au conseil précieux, éditeurs et auteurs engagés… Plutôt que la commande sur des plateformes mastodontes qui livrent en quelques heures, appuyant sur l’accélérateur d’un système déjà contrôlé en excès de vitesse.

     

     

    1. Le FSC, Forest Stewardship Council, et le PEFC, Programme de reconnaissance des certifications forestières, coexistent.
    2. Le plus souvent du Brésil, d’Uruguay, du Chili ou du Portugal selon l’étude du BASIC (Bureau d’Analyse Sociétale pour une Information Citoyenne), « Un livre français », 2017.

    Mis à jour le 06/09/2022

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