Perla & Jean-Louis Servan-Schreiber : « Le couple est une école de vie »

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    Dans notre société occidentale atteinte de jeunisme aigu, il est essentiel d’avoir des modèles de couples de personnes âgées. Pour bâtir ce nouvel imaginaire collectif du « bien vieillir à deux », nous avons rencontré Perla, 76 ans, et Jean-Louis, 80 ans, Servan-Schreiber, un couple inspirant, qui accepte son grand âge. Elle a écrit Les Promesses de l’âge. Lui, 80 ans, un certain âge.

    Que vous apportez-vous mutuellement dans votre « seconde vie », pour reprendre votre expression ? Jean-Louis, vous évoquez « la chance d’être encore là l’un pour l’autre ».

    Perla Servan-Schreiber : Oui, c’est un privilège évident. En avançant en âge, la conscience de notre fragilité s’accroît. C’est une invitation à vraiment apprécier le quotidien, à le déguster même.

    Jean-Louis Servan-Schreiber : Avec l’âge, plus rien ne va de soi. À commencer par le fait d’être vivant. Depuis que j’ai dépassé – cela fait désormais trois ans – l’âge auquel mon père est mort, tout ce que je fais, je le considère comme du « rab ». Pourquoi cette limite ? Parce que le lien biologique entre un père et son enfant crée un repère. Cette lumière noire de la mort est un stimulus philosophique. Il faut essayer d’en faire un élément de vie. Comme je sais que plus rien ne va de soi, tout devient rare, précieux. Et en particulier le fait d’être ensemble puisque ma mère, comme ma grand-mère, a été veuve pendant vingt ans. Je fais alors tout ce que je peux pour que cela n’arrive pas à Perla. Ce privilège de vieillir ensemble n’est tellement pas garanti.

    P.S.-S. : Quel dommage d’attendre si longtemps avant d’avoir cette conscience-là. Parce que cette fragilité est évidemment la même chaque jour de notre vie. Et c’est cette conscience-là qui fait justement apprécier chaque jour qui passe. Difficile de transmettre cette pensée à des jeunes qui croient avoir la vie devant eux. Ce qui est, le plus souvent, heureusement vrai.

    Pour préserver ce regard émerveillé sur la vie, vous écrivez, Perla, combien il est important de « rompre les routines et les transformer en rituels ». Mais comment ne pas tomber dans la monotonie avec l’âge ?

    P.S.-S. : Ce désir est très ancré chez moi et les occasions ne manquent pas. Je dirais même que nous les cultivons en nous, entre nous et avec nos proches. Par exemple, le thé est un moment ritualisé, depuis sa préparation jusqu’à sa dégustation. D’aucuns pourraient y voir une routine, mais, nous, nous en faisons un rituel parce que nous éprouvons toujours la même joie et la même attente quotidienne. C’est la pensée qui fait que l’on y apporte une dimension de conscience radicalement différente.

    Vous écrivez aussi, Perla, « vieillir en couple est combiner deux vieillesses » ? Que voulez-vous dire ?

    P.S.-S. : Nous restons, et fort heureusement, deux êtres différents. De ce fait, nous ne vieillissons pas de la même façon. Aussi est-il important, et c’est là une autre adaptation au sein du couple, de tenir compte du rythme de l’autre. Par exemple, moi, j’accélère, et lui, il ralentit ! Cela peut paraître des détails, mais la vie m’a appris que vivre, ce n’était que ce que l’on croit être des détails. Avec l’âge, il faut ainsi que nous nous adaptions l’un à l’autre.

    J.-L. S.-S. : L’adaptabilité est la caractéristique de l’espèce humaine. Et quand on atteint le stade ultime, cette capacité à s’adapter devient l’enjeu majeur. À notre âge, il faut se créer ainsi une nouvelle raison d’être. Par ailleurs, quand on est vieux, on devient conscient du temps, plus précisément du peu de temps. Comment faire pour vivre avec cette pensée ? Soit on peut se dire « Chouette, j’ai encore une journée devant moi ! », ce qui fait écho à la rareté que j’évoquais, soit « Puisque je ne suis plus nécessaire à qui que ce soit, quelle est mon utilité ? » Le couple est alors la réponse la plus évidente. J’ai une raison d’être content le matin en me réveillant : c’est la présence de Perla à mes côtés. Cela simplifie tellement la vie.

    À lire vos deux ouvrages, on a l’impression que la vieillesse permet de connaître une nouvelle relation – enfin plus apaisée – au temps, à soi et au monde qui nous entoure. Jean-Louis, vous observez d’ailleurs que « la vieillesse est un âge philosophique » et vous écrivez : « J’ai appris que le temps s’accélère avec l’âge. Le vécu de l’octogénaire devient du temps existentiel. »

    J.-L. S.-S. : Mon métier était celui d’entrepreneur. Aussi, étais-je porté vers l’avenir. Ce que m’apporte l’âge, c’est de me mettre au présent. Je ne peux plus en effet faire de projet d’avenir puisque je ne suis pas sûr d’en avoir un. Certes, j’ai toujours des projets qui m’animent, comme écrire un livre ou monter sur les planches, mais je ne me projette plus à la même distance. L’âge me permet la redécouverte de l’intensité du présent et du fait d’être disponible au présent, ce que j’avais expérimenté enfant et adolescent.

    Et qu’en est-il de passer du temps en tête-à-tête, une fois que cesse la vie professionnelle et que les enfants sont partis de la maison ?

    J.-L. S.-S. : Dans notre cas, nous sommes passés du statut de patrons à celui d’artistes ! Pour la plupart des couples, se pose en effet, dans le fait de vieillir ensemble, un nouveau défi : celui de passer du temps quotidiennement en tête-à-tête. Heureusement, nous, nous avons toujours travaillé ensemble.

    P. S.-S. : Surtout lorsque l’on aborde un élément essentiel dans un couple : le fait de se parler. Il faut toujours avoir quelque chose à apporter à l’autre, à échanger avec lui.

    D’ailleurs, vous écrivez, Jean-Louis, que « l’art de la conversation est aussi important et plus durable que le Kama-sutra dans le couple. » Au sujet de la sexualité, vous, Perla, observez que « ces choses-là comptent (…) Nous savons depuis peu que la sexualité dans la grande vieillesse se pratique plus souvent que l’on ne croyait. » Et vous concluez : « Heureuse nouvelle ! » Pourquoi pèse-il toujours un tel tabou sur les « sexygénaires » [lire page 48] d’après vous ?

    P. S.-S. : Ce tabou est en train, heureusement, d’exploser. La longévité fait qu’il n’y a plus aucune raison – si toutefois il y en avait une – de considérer que la vie sexuelle des femmes s’arrête à la ménopause, comme à l’époque de ma grand-mère, sous prétexte qu’elles ne peuvent plus concevoir d’enfants. Autre facteur : grâce à la contraception, la féminité n’est plus conditionnée par la maternité. Mais, entre la nouvelle réalité de la vieillesse et son imaginaire, persiste un énorme décalage, car la réalité est allée infiniment plus vite. Pour changer les images que l’on a de la vieillesse, il faudra encore attendre des dizaines d’années.

    J.-L. S.-S. : Pour nous, faire l’amour est un rituel. Ce n’est pas seulement une pulsion parce qu’avec l’âge, la pulsion sexuelle n’est plus ce qu’elle était. Vieillir, c’est aborder, de façon nouvelle, les questions fondamentales de la vie qui sont aussi les plus simples : manger, dormir, marcher. Et s’aimer.

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    Après trente-trois années de mariage, comment faites-vous pour bien vieillir ensemble ? Perla, vous écrivez même que votre « amour s’est renforcé en raison de la vulnérabilité due à l’âge ». De votre côté, Jean-Louis, vous confiez avoir bénéficié d’un modèle de « couple de vieux » inspirant, vos propres parents.

    J.-L. S.-S. : Il est reconnu qu’il est beaucoup plus simple d’avoir une certaine détermination lorsque l’on a bénéficié de modèles dans sa vie. Le couple est fondé sur la conviction que cela est possible. Ce qui le mine, c’est de perdre cette croyance. Or, à partir du moment où l’on commence à douter, le couple est en péril. Le fait d’avoir ainsi eu des parents qui se sont bien entendus jusqu’au bout, quand on arrive soi-même dans la dernière période de sa vie, ce « jusqu’au bout » signifie quelque chose. C’est, pour ma part, l’un des éléments de solidité du couple.

    P. S.-S. : De mon côté, ce couple était celui de mes grands-parents, avec lesquels j’ai eu la chance de vivre quelques années et que j’ai connus assez longtemps. Quand je dis « vieux », je pense à eux. Même si leur mode de vie était à l’opposé de celui que nous vivons avec Jean-Louis : c’était non seulement une autre époque, mais aussi un autre milieu, un autre pays – le Maroc – et une autre culture, très communautaire. Mais, dans ce couple, malgré leurs différences – elle était analphabète et lui très cultivé – il y avait une complicité, un humour de la part de mon grand-père que ma grand-mère accueillait avec une totale gourmandise et une incroyable allégresse. J’ai eu ainsi la chance d’avoir ce modèle. Avec l’âge, il est évident que l’enfance remonte. C’est en moi et cela m’influence aussi dans le fait de vieillir à deux.

    Perla, vous m’aviez confié lors d’une précédente rencontre : « Je pense que l’amour et la rencontre invitent à être soi, au lâcher-prise, sans préalable. Pour accueillir, il faut être vraiment disponible. En aimant de façon inconditionnelle, nous recevons beaucoup. » En lisant vos deux livres, j’ai eu l’impression que ces qualités sont justement davantage prégnantes avec l’âge ?

    J.-L. S.-S. : J’ai réfléchi récemment à cette notion d’amour inconditionnel. Je n’y crois pas, sauf dans les relations parents-enfants. Parce que c’est une réalité biologique, au sens où c’est indépendant des facteurs extérieurs. Le couple, lui, a beau être extrêmement proche et aimant, il est composé de deux personnes différentes qui vivent, chacune, une vie différente. Cela implique une harmonie, mais celle-ci n’est pas magique. Elle est fondée sur des éléments objectifs et analysables. On a beau dire « On ne peut pas savoir pourquoi l’on s’aime », bien sûr que si, on sait pourquoi ! De même que l’on peut très bien savoir pourquoi l’on ne s’aime plus ! Autrement dit, chaque jour, on est conscient qu’il faut mériter l’amour de l’autre.

    P. S.-S. : Ce que je voulais dire, c’est que tout au long d’une vie commune, dans le quotidien, le nombre de renoncements et d’adaptations est tel que cet amour devient, de fait, inconditionnel.

    Cette définition fait-elle écho à cette phrase de votre livre, Perla : « vivre en couple est une école de maintien » ? En quoi le regard quotidien de l’autre est-il essentiel, surtout quand on est un vieux couple ? Serait-ce pour « ne pas se laisser aller », comme le chante Aznavour 1 ?

    P. S.-S. : C’est fondamental. Le couple est une école de vie. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle méditer n’est, pour moi, rien d’autre qu’une posture, au sens de la façon dont on tient son corps : cette colonne vertébrale qui est droite, mais sans être raide. Appliqué au couple, le regard de l’homme que l’on aime, sa présence au quotidien, vous invitent à vous tenir. Vous tenir au mieux de ce que pouvez être. Ce qui ne dispense aucunement d’une indulgence totale vis-à-vis de l’autre. Cette indulgence doit même être permanente parce que le corps, et l’humeur aussi parfois, se transforment avec l’âge. Tout cela nous invite et nous oblige, dans le sens où l’entendait Marcel Mauss2. Lorsque quelqu’un vous donne quelque chose, vous vous sentez obligé de le lui rendre. La personne avec laquelle on vit et qui vous donne sa confiance, son amour, vous vous devez de lui offrir ce que vous pouvez ainsi faire de mieux. C’est en cela que le don vous oblige.

    J.-L. S.-S. : Pour explorer un autre chemin, je dirais que j’ai besoin d’être considéré par quelqu’un pour me sentir pleinement moi-même. C’est mieux s’il n’y a pas que cette personne, mais celle-ci m’est fondamentale. Et je ne peux espérer que cela dure si je ne me rends pas désirable, séduisant, attentif…

    P. S.-S. : Et drôle !

    J.-L. S.-S. : J’ai ainsi appris à connaître ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas. Le service que me rend l’autre, c’est de m’obliger à me tenir. Je ne dirais pas que je ne le ferais pas si j’étais seul, mais au moins je sais pourquoi je le fais. Le laisser-aller est un crime contre l’amour. Cela revient à gâcher ce qui est beau, comme si l’on ne donnait pas d’eau à un bouquet de fleurs.

    Propos recueillis par A. R.

    1. Dans Tu t’laisses aller (1960).
    2. Anthropologue né en 1872, mort en 1950, auteur, notamment, de Essai sur le don (1923-1924).

     

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